Le Destin d’Élie Vergne : De Bourniquel à Saïgon

Le Destin d’Élie Vergne : De Bourniquel à Saïgon


Né un matin ensoleillé du 24 juin 1875 à Bourniquel, un petit village niché dans les terres verdoyantes de la Dordogne, Léonard dit Élie Vergne ne se doutait pas que son destin serait celui des hommes d’action, des explorateurs et des soldats. Fils de feu Pierre Vergne et d'Anne Fardet, il grandit dans un environnement modeste, marqué par le travail agricole et les valeurs rurales de cette région française encore largement isolée du tumulte des grandes villes. D'une fratrie de six enfants, il perdit son père très jeune, et c'est aux côtés des siens qu'il apprit les rudiments de la vie paysanne.

Le jeune Élie, de caractère curieux et aventureux, rêvait d’un monde plus vaste que celui des champs de blé et des vignes de sa Dordogne natale. À 20 ans, ce jeune homme de 1,67 mètre, bonne taille pour les hommes de l'époque, aux cheveux châtains et aux yeux couleur noisette, décida de quitter le cocon familial pour rejoindre l'armée. Peut-être était-ce le désir d’évasion, l’espoir d’un avenir meilleur ou simplement l'appel de l'aventure qui le poussa à franchir ce pas décisif.

L’Engagement d’un Jeune Homme : Bergerac, 1895

Le 7 août 1895, Élie s'engage volontairement pour une durée de cinq ans. Il n’était pas rare à l’époque de voir des jeunes hommes issus de milieux modestes s’engager dans l’armée. En plus de l’opportunité de voir du pays, l'armée offrait la promesse d’un salaire régulier, des repas assurés, et, pour certains, une porte d’entrée vers une promotion sociale. Pour un cultivateur comme Élie, qui peinait à envisager un avenir dans la campagne reculée de la Dordogne, cela représentait une chance unique.

Affecté au 4e régiment d’infanterie de marine, Élie devint rapidement un soldat de 2e classe. Son matricule, le 1466, inscrit dans les registres militaires de la classe de mobilisation de 1894, marqua le début de son voyage au service de la France. Les troupes de marine, à l’époque, étaient destinées aux campagnes lointaines dans les colonies françaises. Le choix de cette affectation signifiait, pour Élie, qu’il ne resterait pas longtemps en métropole ; son destin était de parcourir les terres exotiques de l’Empire français.

Il arriva au corps le 12 août 1895, encore inexpérimenté mais déterminé à prouver sa valeur. En dépit de ses modestes connaissances, attestées par un degré d'instruction de niveau 3, il montra rapidement qu’il n’était pas seulement un jeune homme de la campagne. Sa détermination et son désir de réussir se manifestèrent à chaque étape de son parcours militaire.

Premières Campagnes : Madagascar (1896 - 1898)

L’année suivante, en 1896, Élie fut déployé dans l’une des expéditions les plus importantes de son époque : la campagne de Madagascar. La France, désireuse de consolider son empire colonial, se heurtait depuis des décennies au royaume Merina, la puissance locale de l’île. Sous le commandement du général Joseph Gallieni, les troupes françaises, dont le 13e régiment d’infanterie de marine, auquel Élie appartenait alors, furent mobilisées pour pacifier l’île et établir l’autorité française.

Madagascar n'était pas un voyage d’agrément ; la réalité des soldats français déployés là-bas était dure et souvent cruelle. Le climat tropical, l’humidité écrasante et les maladies locales, comme le paludisme, étaient autant de menaces mortelles que les soldats devaient affronter au quotidien. Malgré les rigueurs de cette campagne, Élie fit preuve d'un courage exemplaire. Il participa à plusieurs actions dans le nord de l’île, après le débarquement des troupes françaises à Majunga (aujourd'hui Mahajanga), un port stratégique qui servait de point d’ancrage pour les opérations militaires.

Élie se souvint longtemps de ces journées passées à marcher sous un soleil brûlant, les pieds enfoncés dans la boue et l’air saturé de l’odeur des forêts tropicales. Il gardait en mémoire le visage de ses camarades tombés malades ou blessés, ainsi que l’étrange sensation d’un monde à la fois hostile et envoûtant, si différent de sa Dordogne natale.

Pourtant, malgré la difficulté de la tâche, il eut l'occasion de découvrir une île aux paysages sublimes, parsemée de montagnes vertes et de rivières tumultueuses. Parfois, entre deux missions, il observait les forêts immenses et la faune exotique, rêvant d’un avenir où il pourrait raconter ses aventures à ses proches restés en France.

La mission en Madagascar s'acheva finalement en août 1898. Gallieni, ayant réussi à soumettre le royaume Merina, força la reine Ranavalona III à abdiquer, et la France annexa l’île, désormais sous contrôle colonial. Élie fut transféré de nouveau au 4e régiment d’infanterie de marine, retrouvant ses camarades de départ. Ces années marquèrent une transformation en lui ; il n’était plus le jeune homme innocent de Bourniquel, mais un soldat aguerri, ayant vu de ses yeux l’ampleur de l’empire et des sacrifices nécessaires pour le maintenir.

Nouvelles Frontières : La Cochinchine (1899)

Après Madagascar, Élie pensait peut-être rentrer en France pour se reposer et revoir sa famille. Mais l’Empire avait encore besoin de lui. En mars 1899, il fut transféré au 11e régiment d’infanterie de marine et envoyé en Cochinchine, une région du sud du Vietnam actuel, alors partie intégrante de l’Indochine française. Là-bas, la mission des troupes françaises était claire : maintenir l’ordre et réprimer les révoltes locales qui menaçaient la stabilité de la colonie.

Le Vietnam, avec ses rizières infinies et ses jungles épaisses, constituait un environnement bien différent de Madagascar, mais tout aussi difficile. Le climat chaud et humide, l’omniprésence des insectes et les conditions de vie précaires mettaient les soldats à rude épreuve. Pourtant, Élie, fort de son expérience précédente, montra une fois encore sa bravoure et sa ténacité. Aux côtés de ses compagnons, il participa à des patrouilles et des opérations visant à sécuriser les villages et les routes, des missions dangereuses qui demandaient autant de courage que de prudence.

Les soirées en Cochinchine étaient souvent des moments de répit où les soldats, assis autour de feux de camp, partageaient des histoires, des souvenirs de leurs foyers et de leurs aventures passées. Élie racontait avec passion les paysages de Bourniquel, la douceur des soirs d’été en Dordogne, et ses rêves d’un retour prochain en France, où il pourrait peut-être s’établir et fonder une famille. Mais il savait aussi que les maladies étaient une menace constante. 

La Dysenterie : Une Fatalité Implacable

Le 29 novembre 1899, le destin d’Élie bascula à l’hôpital de Saïgon. La dysenterie, une maladie courante et souvent mortelle à l’époque, emporta de nombreux soldats français en raison de la mauvaise qualité de l’eau et de l’absence de soins médicaux adaptés. Les troupes de marine n’étaient pas équipées pour faire face aux épidémies tropicales, et malgré le courage des médecins militaires, les moyens étaient insuffisants pour sauver la plupart des malades.

Élie, affaibli par des mois passés sous des climats hostiles et des conditions de vie éprouvantes, ne put lutter plus longtemps. Il rendit son dernier souffle, loin de sa Dordogne natale, dans un hôpital où l’odeur des médicaments se mêlait à celle des plantes tropicales. Il avait 24 ans.

Un Héritage de Sacrifice et de Souvenirs

L'histoire d’Élie Vergne est celle d’un jeune homme ordinaire qui a fait un choix extraordinaire : celui de quitter son foyer, de laisser derrière lui ses proches et de se battre pour l’idéal colonial de son époque. Son destin, bien que tragique, reflète celui de milliers de soldats français envoyés aux quatre coins de l’Empire pour défendre des terres lointaines. Certains sont revenus, d’autres, comme Élie, n’ont jamais revu les rives de leur patrie.

Si l’on regarde aujourd’hui le livret militaire d’Élie, on y lit les traces d’un parcours rempli on imagine de bravoure et de loyauté, mais aussi de souffrance. Il est facile de voir en lui un simple numéro parmi tant d’autres, un matricule oublié dans les archives. Mais derrière ces chiffres se cache un homme, un fils, un ami. Un cultivateur de la Dordogne devenu soldat, ayant vu les plages de Madagascar, les rizières de Cochinchine, et qui, malgré les épreuves, a toujours gardé au fond de lui un amour pour son village natal Bourniquel.

L’histoire d’Élie Vergne rappelle que chaque soldat a une histoire, et que chaque nom inscrit sur les listes des archives militaires est un récit de vie, une aventure humaine. Elle nous pousse à rendre hommage à ces vies sacrifiées, à ces hommes qui, comme Élie, ont servi avec honneur et qui, bien que disparus, restent présents.

En un mot, l’histoire d’Élie Vergne est un hommage à tous ces jeunes hommes partis loin de chez eux, qui ont découvert des mondes nouveaux, souffert de maladies inconnues et, parfois, payé de leur vie l’expansion d’un empire. Son souvenir vit non seulement dans les registres militaires, mais aussi dans chaque page, trop souvent oubliée de l’histoire coloniale française.



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