Le Destin Brisé d’Alfred : Histoire d’une Famille dans une Moselle Tourmentée
Alfred C... : Un Destin Tragique
Alfred, né le 30 septembre 1889 à Maxéville, est un témoin silencieux des bouleversements de la Lorraine du XXe siècle. Entre drames personnels, épreuves collectives et un parcours marqué par l’Histoire, sa vie illustre la complexité de cette région à cheval entre deux nations. À travers ses choix et ses luttes, Alfred témoigne de la résilience d’une génération souvent confrontée à des réalités bien plus grandes qu’elle.
Les Premières Années à Novéant
Alfred a passé son enfance et sa jeunesse à Novéant, en Moselle, dans un environnement marqué par la germanisation imposée après l’annexion de l’Alsace-Moselle en 1871. Il fréquenta l’école allemande des garçons du village, où la rigueur et la sévérité de l’époque étaient renforcées par une volonté d’effacer les particularités culturelles françaises.
À l’âge de 10 ou 12 ans, Alfred quitta l’école, comme c’était courant à l’époque, pour contribuer aux revenus familiaux. Probablement employé dans une ferme ou dans les vignes locales, il travailla également avec son père Émile sur ses terres, participant ainsi à l’effort d’une famille modeste.
Plus tard, il trouva du travail dans les usines de la région, sans doute à Maxéville, où il exerça la profession d’ouvrier. En parallèle, Alfred nourrissait une passion pour le cyclisme, qu’il pratiquait avec assiduité. Les courses cyclistes, très populaires à cette époque, représentaient pour lui une échappatoire à la monotonie du quotidien et, peut-être, une opportunité d’améliorer les conditions de vie de sa famille grâce aux primes et récompenses en nature.
Un Mariage Malheureux et un Premier Déchirement Familial
Le 1er septembre 1912, Alfred épousa G... Émilie à Novéant, un village niché dans la vallée de la Moselle. De cette union naquit une fille, Léontine. Cependant, ce qui semblait être le début d’une vie heureuse s’effondra rapidement. La fragilité d’Émilie conduisit à la séparation du couple, une décision rare et socialement mal vue à l’époque.
Un Déchirement Familial : Entre Impuissance et Sacrifice
En 1934, la mort brutale de Marie-Thérèse, emportée par une pneumonie, plonge Alfred dans une détresse indescriptible. Déjà affaibli par ses paralysies partielles et les difficultés économiques de l’époque, il se retrouve seul face à une responsabilité immense : celle d’élever ses quatre jeunes enfants, Marie-Thérèse, Anna, Georgette et Agnès. Mais comment faire ? Alfred est confronté à une réalité implacable : travailler pour subvenir à leurs besoins implique de les laisser seuls, livrés à eux-mêmes. Et cela, il ne peut s’y résoudre.
Le poids de l’impossible
Gagner sa vie tout en élevant seul quatre enfants en bas âge dans la Moselle des années 1930 est une équation insoluble. Les journées d’Alfred sont déjà marquées par un combat quotidien : lutter contre la douleur physique de sa paralysie et trouver des travaux dans un contexte économique difficile. Ses revenus, modestes, ne suffisent qu’à peine à couvrir les besoins de base. Mais comment, dans ces conditions, offrir à ses enfants la présence, l’éducation et la sécurité qu’ils méritent ?
Alfred sait qu’il ne pourra pas être là pour les surveiller, les nourrir ou simplement les accompagner dans leur vie quotidienne. Les laisser seuls, sans supervision, est inconcevable. Pourtant, chaque décision qu’il envisage semble le conduire à un dilemme insurmontable.
Un appel à l’entraide familiale
Désespéré, Alfred se tourne vers ses frères et sœurs. Il espère qu’eux, malgré leurs propres difficultés, pourront accueillir ses enfants, ne serait-ce que temporairement. Mais les réponses, bien qu’empruntes de compassion, sont négatives. Eux aussi doivent subvenir aux besoins de leurs familles nombreuses, travailler dur pour survivre. Ils ne peuvent offrir ni les ressources financières ni le temps nécessaires pour s’occuper de quatre enfants supplémentaires.
Pour Alfred, ce refus, bien qu’il le comprenne, est un nouveau coup dur. Il se retrouve isolé dans une situation où il n’a plus de solution.
Le rôle de l’administration : une décision cruelle mais nécessaire
Face à cette impasse, les autorités locales interviennent. Les agents de la commune constatent l’incapacité d’Alfred à assumer seul l’éducation de ses enfants. Ils prennent alors une décision difficile : les enfants sont confiés à la tutelle de la DDASS (Direction Départementale des Affaires Sanitaires et Sociales).
Pour Alfred, cette décision est un déchirement. Il sait que ses enfants seront placés dans des institutions ou des familles d’accueil, loin de lui et les uns des autres. C’est une séparation qui brise le cœur d’un père déjà accablé. Mais au fond de lui, il espère que cette décision, aussi douloureuse soit-elle, garantira à ses enfants une vie plus stable et plus sûre que celle qu’il peut leur offrir seul.
Une blessure chez les enfants
Pour ses filles, cette séparation est perçue bien différemment. Agnès et Marie-Thérèse, devenues adultes, témoigneront des profondes blessures laissées par cette décision. Elles parleront de leur sentiment d’abandon, de leur incompréhension face à ce choix. À leurs yeux, leur père, malgré ses problèmes de santé, aurait dû se battre pour les garder près de lui.
Ce sentiment, toutefois, ne reflète pas l’ampleur du sacrifice qu’Alfred a dû faire. Comment leur expliquer qu’il ne s’agissait pas d’un choix mais d’une nécessité imposée par des circonstances qu’il ne pouvait maîtriser ? Comment leur dire qu’il avait tout tenté avant d’accepter, à contrecœur, cette décision qui le hantait chaque jour ?
Un homme prisonnier de son époque
À travers ce drame familial, la vie d’Alfred révèle l’injustice silencieuse des classes modestes de son temps. Privé de moyens, affaibli par ses blessures et par le décès de son épouse, il est victime d’un système qui offre peu de solutions aux familles vulnérables. En 1934, confier ses enfants à la DDASS n’était pas une décision courante, mais pour Alfred, c’était le seul moyen de garantir leur sécurité physique, même si cela signifiait les perdre.
Chaque soir, dans sa maison silencieuse, Alfred se retrouvait face à un vide insoutenable. Ses enfants n’étaient plus là, et pourtant il pensait à eux à chaque instant. Leur absence était comme un poids qu’il portait en permanence, un rappel cruel de ses échecs et des sacrifices qu’il avait dû faire.
Une décision qui ne passe pas
Des années plus tard, ses enfants gardent ce choix comme une cicatrice ouverte. Les souvenirs de leur placement dans des foyers, de la séparation entre frères et sœurs, et des conditions parfois difficiles au sein des institutions restent gravés dans leur mémoire. Pourtant, ce choix, si dur à accepter pour eux, était peut-être la preuve ultime de l’amour de leur père.
Alfred n’avait pas renoncé à eux. Il avait renoncé à les voir grandir pour leur offrir une chance qu’il ne pouvait leur garantir. Et cette décision, ce sacrifice, témoigne de l’homme qu’il était : un père accablé, mais qui, même brisé, avait encore la force de mettre le bien-être de ses enfants avant son propre bonheur.
Parcours Militaire : Entre Refus et Réforme
Le parcours militaire d’Alfred reflète les dilemmes identitaires vécus par de nombreux Mosellans de l’époque. Sous l’administration allemande, Alfred fut convoqué pour le service militaire en 1909, comme l’exigeait la conscription imposée dans une région annexée depuis 1871. Lors de l’inspection médicale, il fut déclaré inapte au service militaire (« Untauglich »).
Les archives militaires ne précisent pas la cause exacte de cette inaptitude, mais il est possible qu’Alfred ait amplifié les conséquences de sa paralysie partielle pour éviter de servir sous le drapeau allemand, un acte qui pourrait refléter ses convictions patriotiques, sa famille étant fermement pro-française.
Après le retour de la Moselle à la France en 1918, Alfred fut intégré au système militaire français. En 1922, il fut inscrit comme réserviste au 154ᵉ Régiment d’Infanterie. Cependant, en 1938, sa paralysie générale, conséquence probable de son accident de vélo, conduisit à sa réforme définitive, marquant la fin de ses obligations militaires.
Un Cycliste Entre Défis et Résilience
Malgré sa paralysie partielle, Alfred continua de participer à des courses cyclistes locales après son accident. Les extraits de presse documentent plusieurs de ses performances remarquables, notamment une deuxième place lors d’une course de 110 km en 1910. Pour Alfred, le cyclisme n’était pas seulement un sport, mais une manière de prouver sa résilience. Les récompenses – parfois des primes, parfois des paniers de victuailles – représentaient également un moyen d’aider sa famille, soulignant le caractère pragmatique de son engagement sportif.
L’Expulsion de 1940 : Une Tragédie Familiale
En 1940, la Lorraine fut à nouveau annexée par l’Allemagne nazie. Alfred et son père, Émile, furent identifiés comme francophiles, et donc indésirables. Expulsés vers la zone libre, ils durent affronter des conditions de transport inhumaines et une précarité extrême. Émile décéda à Lyon en novembre 1940, affaibli par ces épreuves. Alfred, désormais manœuvre à Cadillac, mourut le 7 mai 1941, à seulement 51 ans, probablement épuisé par les traumatismes liés à l’expulsion et à la désorganisation de l’époque.
Un Héritage de Résilience
La vie d’Alfred illustre les tensions, les sacrifices et les épreuves d’une génération prise entre deux nations. Son engagement familial, son courage face aux limites imposées par sa santé, et son attachement à ses valeurs font de son histoire un témoignage poignant des bouleversements vécus par la Lorraine au XXᵉ siècle..
Références Documentaires :
Archives militaires allemandes :
- 12 AL 69, liste E :
- Registre de conscription des jeunes hommes de Moselle soumis à l’administration allemande après l’annexion de 1871.
- Alfred C... y apparaît comme convoqué en 1909 pour son inspection militaire.
- 12 AL 70 et 14 Z 249, liste B :
- Documents relatifs à l’inspection médicale militaire, concluant à l’inaptitude d’Alfred ("Untauglich").
- Régiment d’affectation :
- Affectation comme réserviste au 154ᵉ Régiment d’Infanterie, basé au dépôt du 94ᵉ Régiment d’Infanterie et du 154ᵉ RI.
- 15 septembre 1922 : Inscription au titre des réserves.
- 1ᵉʳ septembre 1927 : Classé sans affectation dans les registres.
- 20 juillet 1938 : Réformé définitivement par la Commission de Réforme de Metz, motif : paralysie générale.
- Dégagement des obligations militaires :
- Le 15 octobre 1938, Alfred est officiellement exempté de toute obligation militaire.
- Cheveux : Châtain.
- Yeux : Bruns.
- Taille : 1 mètre 65 centimètres.
- Visage : Ovale.
- Profession : Ouvrier.
Extraits de presse :
- 28 juin 1910 : Course de 110 km, Alfred termine à la deuxième place.
- 3 août 1911 : Première étape à Champigny dans une course de fond.
- 20 juillet 1912 : Participation au circuit français sous le numéro 135.
- 13 juillet 1912 : Abandon lors d’une course de 190 km entre Nancy et Luxembourg.
- Documents communaux (Novéant) :
- Registres relatifs au placement des enfants d’Alfred sous la tutelle de la DDASS après 1934, à la suite du décès de sa seconde épouse et de son incapacité physique.
- Documents liés à l’expulsion de 1940 :
- Registres administratifs et rapports d’expulsion :
- Entre juillet et novembre 1940, sous le Gauleiter Josef Bürckel, Alfred et son père, Émile, figurent parmi les 84 000 Mosellans expulsés pour francophilie.
- Témoignages d’Agnès et Marie-Thérèse, filles d’Alfred, recueillis en 2020 :